Le marché haussier de près de 13 ans semble toucher à sa fin pour les entreprises dans le secteur des technologies. Quelles sont les raisons qui conduisent à l’effondrement des valorisations d’entreprises du secteur de la Tech ?
Le Nasdaq a été multiplié par dix entre début 2009 et fin 2021, le S&P 500 par un peu plus de cinq. Il était difficile d’imaginer, quand la Fed s’est mise à l’ultra relance monétaire (suivie plus ou moins tardivement par ses diverses consœurs des pays développés) que le monde irait de politique de gestion de crise en politique de gestion de crise pendant plus d’une décennie. La méthode de la relance monétaire massive est devenue, au fil des ans, monolithique, en gonflant des bulles considérables.
Avec l’envolée de l’inflation, on accable soudain ces mêmes banques centrales, alors que les facteurs sont, sur cette question précise, plus variés, en commençant par le chaos logistique mondial, aggravé par la guerre en Ukraine en pleine sortie de pandémie. Si l’on peut discuter sans fin des causes de l’inflation actuelle, la situation est plus claire en matière de marchés. Avant que l’inflation ne porte récemment le glas des politiques monétaires ultra-expansionnistes, les grandes banques centrales ont garanti l’envolée des marchés de capitaux par une montagne de liquidités, censées soutenir les conditions de financement de l’économie réelle. On voyait, il y a quelques années, émerger ici et là des thèses économiques fantaisistes, selon lesquelles les banques centrales devaient, par l’outil du quantitative easing illimité, cibler un niveau de PIB… Dans la réalité ces flux se déversaient essentiellement sur la sphère financière et immobilière.
Les valeurs technologiques ont sans grande surprise surréagi dans un sens, pendant longtemps, puis maintenant dans l’autre. Il s’agit typiquement de valeurs dites de croissance, dont les cours dépendent de façon démesurée de l’expansion présumée de l’activité, en période d’euphorie, avec un souci limité pour la rentabilité présente. Il est tout à fait normal pour les investisseurs dans les technologies d’être tourné vers l’avenir, qui plus est dans une période de révolution industrielle comme la nôtre. Mais cette logique est poussée à l’extrême dans les bulles, jusqu’à en perdre le contact avec la réalité, comme ce fut le cas avec la bulle internet au tournant 2000. Ces dernières années, c’est surtout l’action monétaire qui a radicalement déformé les représentations de marché et le rapport au temps dans l’évaluation des prix des actifs.
La panique liée à la pandémie a entraîné une réaction à la hauteur du choc causé par les confinements, autant sur le plan monétaire que budgétaire. On est alors entré, sur les marchés, dans une dimension parallèle où la notion de valorisation était presque tournée en ridicule. Au tout début de la pandémie, le Nasdaq a perdu environ un quart de sa valeur, pour ensuite doubler à la faveur du rebond et surtout des politiques de relance massives. La bulle des cryptos, avec ses innombrables nuances de pyramide de Ponzi, des NFT aux « stablecoins » sans collatéral, aura simplement été la cerise sur le gâteau monétaire….
Qu’est-ce qui explique la frilosité des marchés et des investisseurs ? La hausse des taux d’intérêt, les restrictions liées à la pandémie, les risques macro-économiques et les incertitudes géopolitiques liées à la guerre en Ukraine sont-elles les seules explications ?
Les bulles que nous connaissons sont intimement liées à la politique monétaire de crise quasi-permanente, et l’envolée de l’inflation vient très lourdement neutraliser cet arsenal de relance, malgré les perspectives de récession, qui se précisent. A l’époque de la bulle « dot com », aussi spectaculaire qu’en fût l’éclatement, les taux d’intérêts étaient bien plus élevés, l’inflation était sous contrôle, l’économie mondiale était moins déséquilibrée, l’immobilier était à des niveaux bien plus en adéquation avec les revenus des ménages. Et l’Europe n’était pas en guerre…
La combinaison de bulles tous azimuts de par le monde et de resserrement monétaire (condamné, face à l’inflation, à aggraver les corrections de marché et la dynamique de récession), crée une situation plus redoutable qu’il y a deux décennies. L’environnement de taux nuls – largement négatifs en termes réels – et de montagnes de liquidités, en s’inscrivant dans la durée, aura précipité les tendances les plus explosives de notre modèle financier.
Avec les risques de récession et les baisses des valorisations cette tendance négative peut-elle se poursuivre ? Le modèle des licornes a-t-il les moyens de s’adapter ? Quelles sont les solutions pour tenter de sortir de cette spirale négative ?
Le rendement en dividende des entreprises du S&P 500 est en-deçà de 1,5%, alors que le rendement à dix ans des obligations de l’Etat américain est d’environ 2,8%. Avec la perspective d’une récession et de banques centrales neutralisées par l’inflation, on sort d’une logique fondée sur les attentes de croissance des entreprises (et le gonflement de bulles). Les bonnes vieilles notions de valorisation (et de rendement) commencent alors à reprendre du grade. La situation est simplement plus extrême pour les entreprises technologiques, du fait de leur propension, légitime en la matière, à se focaliser sur les perspectives futures. Par ailleurs l’environnement monétaire, autant qu’il a permis la survie d’entreprises zombies, a aussi modelé le secteur technologique, avec la démesure que l’on a connu ces dernières années, des coups d’éclat boursiers d’Elon Musk aux constructions crypto les plus douteuses. Pour autant, nous sommes bel et bien dans une période de révolution industrielle et technologique, en particulier avec l’explosion de l’intelligence artificielle dans tous ses aspects. La correction de marché, aussi sévère soit elle, peut aussi être l’opportunité de repenser notre développement technologique, et son financement, dans la durée.
Cet entretien a été publié initialement par Atlantico.