Les montagnes russes des cryptos ont des conséquences qui dépassent le cadre de la spéculation de masse. Il façonne des discussions clés sur l’avenir de la monnaie et d’internet, qui portent sur les notions de décentralisation et de pouvoir économique.
Web3 : La quête de décentralisation, et la bulle
L’idée du Web3, avec la blockchain comme noyau, est conçue comme une promesse de décentralisation, un retour à l’esprit du Web1 (dont les premiers protocoles sous-tendent encore internet). Elle vise à supplanter le Web2, marqué par l’essor des géants des médias sociaux. Ceux-ci ont comblé le vide laissé par l’absence de protocole d’identification dans l’internet primitif, afin d’étendre leur contrôle sur les données personnelles, à des fins publicitaires. Redonner aux utilisateurs le contrôle de leurs données, par le biais de la blockchain, et assurer l’interopérabilité entre les services est la principale raison d’être du web3. L’idée que les artistes puissent utiliser les NFT – généralement définis comme des certificats de propriété numérique – pour commercialiser directement leurs créations et se passer des intermédiaires est indéniablement séduisante. De même, les blockchains programmables comme Ethereum, avec leurs applications décentralisées (dApps), pourraient offrir une perspective pour surmonter le privilège exorbitant exercé par les app stores.
Cependant, la principale promesse du web3 se heurte à la réalité des blockchains, prises dans la centralisation des grandes plateformes d’échange et des principales sociétés de capital-risque. En outre, les bulles cryptographiques massives – alimentées par le comportement grégaire, des constructions numériques bancales et la politique monétaire (centrale) – ne correspondent pas tout à fait à la vision commune de la décentralisation financière et numérique… Une bulle est généralement définie comme un décalage entre la tendance du prix d’un actif et une certaine valeur sous-jacente. Dans la bulle crypto, l’idée même d’un actif sous-jacent – ou de réalité – a été tournée en dérision. Certains NFT ont poussé cette logique avec un humour indéniable, comme ceux basés sur des dessins d’adorables singes et leur ApeCoin…. la monnaie de singe
Le paysage financier mondial – avec le resserrement monétaire dû à l’inflation – met en difficulté de nombreuses classes d’actifs, asséchant les flux de liquidités qui ont alimenté la flambée. L’extrême volatilité est une caractéristique des cryptomonnaies depuis leur création, mais ces dernières années ont vu une dérive considérable, basée sur d’authentiques pyramides de Ponzi, avec des concepts aussi farfelus que celui de terre virtuelle. Les projets les plus récents font rarement preuve du type de réflexion monétaire qui a sous-tendu la création (très expérimentale) du bitcoin en 2008, en utilisant le concept cryptographique d’arbre de Merkle, développé dès les années 1970.
La confusion vient cette fois-ci des stablecoins, qui aspirent à être les enfants modèles des cryptos en offrant un taux de change fixe avec une monnaie, comme le dollar. Certaines, cependant, fonctionnent sans collatéral… C’est le cas de TerraUSD, qui s’appuie sur un système de rééquilibrage très vulnérable, utilisant une crypto flottante nommée Luna. TerraUSD a vu son ancrage au dollar s’effondrer à la suite de sorties massives de capitaux. Les monnaies stables centralisées et basées sur du collatéral, comme Tether, sont déjà plus résistantes. Au-delà des rapports faisant état de mouvements déstabilisants de la part de grands fonds d’investissement pariant à la baisse, la déroute s’est, quoi qu’il en soit, produite dans un contexte de grande fragilité.
La Blockchain reste une expérimentation, bien que fascinante
Le concept de décentralisation monétaire, au moyen d’une architecture cryptographique, reste passionnant. Il s’agit d’une contribution tout à fait substantielle au débat sur la nature de notre système monétaire et bancaire, et sa nécessaire réforme. Celui-ci est dit centralisé dans le sens où il repose sur les banques centrales, certes, mais surtout sur le privilège de création monétaire massive par les banques commerciales (par leur délivrance de prêts ex-nihilo), institutions centralisées s’il en est. Par ailleurs, malgré la centralisation inhérente à l’émergence de grandes plateformes crypto et de financeurs puissants, le concept de décentralisation présente également un intérêt face à la concentration de la Big Tech dans le secteur numérique et leur contrôle des données des utilisateurs. Ce contrôle risque de s’accroitre avec le niveau d’immersion sensorielle, comme ce sera le cas avec les métavers.
Dans l’ensemble, l’univers crypto doit se poser davantage la question de la finalité, de la stabilité et du statut légal des constructions qu’il promeut. Les cryptomonnaies et cryptoactifs qui ne se sont constitués que sur la base de la bulle des dernières années ne sont probablement pas appelés à survivre. Il faut garder à l’esprit le caractère expérimental des cryptos, ce que répètent inlassablement les (quelques) véritables précurseurs de la blockchain. Par exemple, un grand débat se concentre aujourd’hui sur le dépassement du « proof of work », mécanisme de « minage » reposant sur un concours cryptographique entre nœuds de la blockchain, dont le coût énergétique est exorbitant. Un travail important est fait dans ce sens sur l’Ethereum par exemple, pour aller vers le concept plus raisonnable de « proof of stake », qui accrédite les nœuds de la blockchain en fonction de leur participation avérée, comme une détention substantielle de la cryptomonnaie. On voit difficilement comment le bitcoin pourrait se réformer dans ce sens. Le Web3, si la notion doit porter ses fruits en faveur d’une quelconque décentralisation, passera par un prudent écumage de l’univers crypto qui le sous-tend.
La réglementation et les monnaies digitales de banque centrale redéfiniront le paysage des cryptos
Les réglementations émergentes et actualisées – comme MiCA et TFR dans l’Union européenne – se concentrent principalement sur la question de l’anonymat et du trafic. Ce type de règles peut en effet perturber le modèle des plateformes de crypto-monnaies et on peut s’attendre à ce qu’elles se répandent à travers le monde. Parallèlement, d’autres textes réglementaires importants visent la Big Tech, comme les lois jumelles sur les services numériques et les marchés numériques, que l’UE est en train de ratifier. La politique de concurrence commence à s’éveiller aux défis de l’ère numérique. Toutefois, les gouvernements devront trouver un équilibre entre la lutte contre les monopoles des grandes entreprises technologiques et la réglementation des acteurs décentralisés, qui présentent des risques majeurs mais aussi des possibilités de rétablir un niveau de concurrence plus sain.
Quant aux projets de monnaies digitales de banque centrale, il ne s’agit pas de cryptomonnaies en tant que telles mais de monnaies officielles à part entière. Elles sont adossées à leur banque centrale respective (plutôt que sur un mécanisme de création cryptographique) et bénéficient d’une équivalence totale avec les autres formes (numériques ou physiques) de la monnaie en question. La mise au point de ces monnaies numériques par les banques centrales doit se poursuivre de façon plus ambitieuse qu’aujourd’hui pour redonner du sens et surtout de la stabilité à la monnaie, avec un lien plus direct entre autorités monétaires et acteurs économiques. Cela renvoie à des débats qui survivent de façon souterraine depuis la crise de 1929 (sur le système de réserves fractionnaires des banques). Il faut reconnaître que c’est l’émergence des cryptomonnaies qui les ont relancés. La crise que connaissent ces dernières pourrait conduire à un désintérêt pour les monnaies digitales dans leur ensemble. Il faudrait pourtant, au contraire, engager une large réflexion politique sur la mise à profit des innovations numériques en faveur d’une véritable réforme de notre architecture monétaire.