Abandon de la diversification: Chronique d’un grand écart politico-énergétique face à la Russie

Atlantico : Alors que la question de l’approvisionnement en gaz naturel et de notre dépendance à la Russie revient au cœur des débats suite à la guerre en Ukraine, à quel point est-ce un enjeu stratégique pour l’Europe ?


Rémi Bourgeot : L’échec de la diversification des sources de gaz naturel laisse l’Europe sans solution convaincante face à une invasion russe aussi préméditée. Nous nous retrouvons à tenter des coups de poker face à de grands joueurs d’échecs. L’Europe importe plus du tiers de son gaz naturel de Russie, et a abandonné sa marge de manœuvre stratégique dans ce secteur. Alors même que les discours politiques européens se voulaient de plus en plus fermes face à la Russie, suivant notamment l’idée d’une extension de l’OTAN, dans la réalité notre dépendance vis-à-vis de la Russie s’est creusée année après année. Ce grand écart politico-énergétique a notamment suivi les accords germano-russes autour de Nord Stream 1, ouvert en 2011, puis Nord Stream 2, tout juste suspendu avant d’entrer en opération. Les grandes routes de diversification sur lesquelles misait l’Europe depuis le début des années 2000 ont été abandonnées ou réduites à leur portion congrue. L’idée d’un Corridor sud depuis la Caspienne azérie comme alternative a été remplacé par une gigantesque route nord, maritime, de contournement de l’Ukraine, directement de la Russie vers l’Allemagne.

En Allemagne, la part des importations de gaz provenant de Russie est estimée à 49%. Comment expliquer une telle dépendance ? Peut-on parler d’échec de notre diversification énergétique ? A quel point ce constat est-il alarmant ?
Le poids relatif des importations de gaz russe peut varier significativement d’une année sur l’autre, et d’un mois sur l’autre, mais la tendance a été clairement à la hausse ces dix dernières années, de plus de 20% en Europe, alors que la production norvégienne commençait à stagner. Avec Nord Stream 2, la dépendance de l’Allemagne aurait pu atteindre 70%. Nord Stream 1 a une capacité annuelle de 55 milliards de mètres cube (bcm). Nord Stream 2 consistait à doubler cette capacité. 110 bcm, c’est plus que toute la consommation de gaz naturel en Allemagne (environ 100 bcm) ! Dans le même temps, le pays a fortement développé ses capacités de stockage. Il s’agissait clairement d’en faire une grande plateforme d’import-export de gaz naturel russe, en plus de garantir la sécurité énergétique du pays à la sortie du nucléaire et de satisfaire aux exigences russes de contournement de l’Ukraine.

Des initiatives ambitieuses de routes alternatives censées nous offrir une meilleure diversification de nos apports étaient pourtant sur la table en Europe dès 2002. C’était le cas du Corridor gazier sud-européen qui devait relier l’Azerbaïdjan au sud de l’Europe. Comment expliquer l’abandon de ces projets ? Pourrait-on les relancer ?


Ces projets étaient présentés, à juste titre, comme des initiatives majeures de diversification pour l’Europe dès le début des années 2000 et jusqu’il y a un peu moins de dix ans. Divers pays, comme l’Italie, la Grèce et l’Autriche se projetaient chacun, en fonction des options d’itinéraire, comme point névralgique de cette route méridionale pour la diffusion dans le reste de l’Europe ou au moins dans sa moitié sud.

D’un côté, Nord Stream, cette gigantesque route septentrionale, s’y est substitué. De l’autre, si le gaz des champs azéris de la Caspienne restait effectivement une alternative, les diverses branches secondaires vers l’Iran et l’Irak ont évidemment disparu au grès des ruptures politiques et des crises sécuritaires. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant qu’une nouvelle volonté de diversification conduise rapidement à une amélioration des relations avec l’Iran, géant gazier, et à de nouveaux accords.

Au final, concernant le gaz de la Caspienne, en lieu d’une grande route de diversification pour l’Europe, ne s’est développé qu’un modeste emboîtement de projets, bien plus modestes, en Azerbaïdjan, et en Turquie notamment, jusqu’à l’Europe.

Le 22 février, Olaf Scholz a décidé de suspendre la procédure de certification du gazoduc Nord Stream II. Celui-ci devait relier la Russie à l’Allemagne uniquement par la mer. L’Allemagne voulait-elle s’assurer d’obtenir un maximum de gaz provenant directement de Russie au détriment de ses voisins, l’Ukraine notamment ? Peut-on dire que l’Allemagne s’est tirée une balle dans le pied ? La Russie en avait-elle bien conscience ?
La Russie souhaite contourner l’Ukraine depuis longtemps. Déjà à l’époque du pro-russe Ianoukovitch, les disputes étaient incessantes sur les frais prélevés par l’Ukraine et encore davantage sur la part de gaz prélevé, Moscou accusant régulièrement Kiev de siphonner les flux de gaz russe vers l’Europe. Alors que divers projets de diversification étaient sur la table en Europe, cette volonté russe de contournement de l’Ukraine est entrée en résonnance avec l’objectif allemand consistant à garantir son accès direct au gaz russe, quitte à fragiliser considérablement l’Ukraine.

Paye-t-on aujourd’hui les erreurs stratégiques commises il y a plus de 10 ans ?
Cette longue dérive se traduit aujourd’hui par une perte de marge de manœuvre stratégique. On doit alors se focaliser sur des sanctions financières avec des répercussions internationales difficiles à anticiper et contenir, en ce qui concerne le bannissement du protocole SWIFT d’une partie des banques russes. Ce type de mesures a été pensé pour l’Iran, qui était déjà bien moins insérée dans les échanges mondiaux. Surtout, ces mesures de blocus financier s’accompagnaient de l’équivalent isolement dans les échanges commerciaux, et énergétiques en particulier. Avec de lourdes sanctions financières contre la Russie, on prévoit tout de même des canaux subsistants, ne serait-ce que pour pouvoir payer nos importations de gaz et recevoir les paiements de la Russie. Ces sanctions sont massives en tant que telles mais, du fait de l’ampleur de la dépendance des flux énergétiques, elles sont forcément morcelées et s’appliquent de façon inégale.

L’Union Européenne a-t-elle des solutions, une marge de manœuvre pour sortir de cette situation ?


Les alternatives sont limitées à court terme. Le gaz liquéfié en fait partie, comptant déjà pour un peu plus du quart des importations européennes. Les infrastructures restent toutefois assez limitées, et inexistantes par exemple en Allemagne, qui a recours à celles de son voisin néerlandais. Elles sont moins longues à construire que de grands gazoducs, certes, mais ne s’inventent pas du jour au lendemain. L’offre américaine, flexible, a contribué à augmenter les importations européennes de GNL. Il est cependant redoutable de pallier une tendance à l’ultra-dépendance dans les importations par gazoducs, développée sur plusieurs décennies, déjà depuis l’époque de l’URSS, suivant des contrats de long terme avec des engagements financiers souvent opaques. Notons par ailleurs que la Russie, encore, représente 20% du GNL importé par l’Europe, derrière les 26% des Etats-Unis et 24% du Qatar…